Initiales B. B., par Francis Marmande
LE MONDE | 09.02.10 | 14h12
Les laïques d'opérette oublient toujours l'essentiel. Ils prétendent lyophiliser leur laïcité en "laïcité positive", ou ceci cela. Or elle ne saurait se fonder que sur un athéisme résolu qui rend gai. Bref, dans les grands lycées publics, fonctionnaient à ciel ouvert aumôneries et chapelles. C'est ainsi que, ne voulant pas lâcher onze rigolos, le vendredi après-midi, j'ai suivi pendant une année (1956) un cours d'"instruction religieuse". L'abbé B., dont je n'aurai mesuré le délire que bien plus tard, m'enchantait. Mais enfin, pour en prendre la mesure, il m'aura fallu Sade, Bernanos, et tout Bataille.
Sec comme un joueur de pelote, qu'il pratiquait en soutane, l'abbé B. éructait pour un oui ou pour un non. Sans fin, il s'affrontait à un très agaçant contradicteur de 11 ans dont la tante tenait le cinéma de la ville, La Feria. Tous les dimanches où notre ami avait échappé à une colle, il se tapait les films les plus olé olé.
Pierre, lui, avait vu B.B. Quand l'abbé sut ça, il devint fou. Enfin, plus fou. Sa tension déclencha un cumulonimbus sur le sud de la cité, ses palpitations firent trembler les remparts de Vauban, il eut soudain le cri d'un cerf en rut : "Satan, salopiaud, sais-tu au moins à quoi tient le succès de cette femme auprès des hommes?"
Là, je dois dire que j'étais bien embêté. Je ne pensais pas une seconde qu'il y eût besoin d'une raison. Je croyais qu'il y allait de son étincelante aura. Enfin, telle que je pouvais en juger par le journal. La télé n'existait pas et les films étaient interdits aux moins de 13, 16,18, 21, 25, 42 ans, c'était sans fin. Plus ces initiales rebondies. Ces deux B de B.B. lourds de promesses compliquées. C'est dire si les portes de l'Enfer commençaient de bâiller.
L'abbé (deux B aussi, tiens, ça doit jouer) ne décolérait plus. "Oui, hurla-t-il soudain, son succès tient à la bêtise des hommes. Cette envoyée du démon - d'un bond, il sauta sur le bureau et relançait de volée de très imaginaires pelotes - doit son succès à sa ligne de fesses."
Ça alors. Le saint abbé furibard venait de nous brancher tout à trac sur Blaise Pascal et Dario Moreno. Sept ans plus tard, une photo de plateau, publiée par les Cahiers du cinéma, me rappela cette révélation : George Cukor, trois quarts gauche, tassé sur son fauteuil de "director", fixait la ligne de fesses d'une comédienne qui entrait dans le champ. On devinait le pointillé de son regard. Légende malicieuse, par un rédacteur dont on aura beaucoup exagéré l'ésotérisme : "Cukor ou le regard concret."
Relire Brève histoire des fesses, de Jean-Luc Hennig (Zulma, 1995), et Culs, poème de Sollers dans L'Infini n°109 (hiver 2010). Prolongation de la charmante exposition que Boulogne-Billancourt consacre à B.B. (jusqu'au 7 mars). Prévoir deux heures. Public de dames qui ont très bien connu les parents de Brigitte et Mijanou. Livre d'or décevant à force d'enthousiasme.
Courriel : marmande@lemonde.fr .
Article paru dans Le Monde, édition du 10.02.10.